EC project "Review of Historical Seismicity in Europe" (RHISE) 1989-1993



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Jean Vogt *
* 1, rue du Docteur Woehrlin, 67000 Strasbourg-Robertsau, France.

L'imbroglio des catalogues de sismicité historique.
A propos d'une crise sismique ressentie
a la fin du XVIIIe siècle dans la plaine rhénane et en Souabe


Cet essai de sismologie historique régionale présentera les étapes tortueuses de l'une de ces révisions imposées par les insuffisances des catalogues classiques qui se reprennent volontiers les uns les autres, sans esprit critique, sans retour aux sources, sans recherches nouvelles.
Cette "purge" se poursuit inlassablement en raison des implications des erreurs des catalogues à différentes échelles, qu'il s'agisse de sismologie sensu stricto, de discussion sismotectonique, d'appréciation du risque sismique au sens probabiliste du terme, démarches d'ailleurs étroitement liées (1).

Commençons par la crise sismique signalée par les catalogues en décembre 1785. Le dernier en date des catalogues, élaboré par autrui à partir du célèbre fichier strasbourgeois de J.P. Rothé, avant la prise de conscience du besoin d'une révision systématique de la sismicité de la France et des ses confins (2), fait état d'une secousse à Wissembourg le 11 décembre 1785 à 2h 30, avec ce commentaire: "Cette secousse est peut-être en relation avec celles signalées les 11 et 12 décembre à Mayence", et en proposant à titre d'hypothèse un épicentre par 49° 00' N / 07° 54' E, c'est-a-dire dans les parages de Wissembourg. Et il fait état de citer le célèbre catalogue allemand de Sieberg (3).
Ce dernier présente effectivement deux rubriques. D'une part, il signale le 10 et le 11 (et non pas le 11 et le 12) quelques secousses à Mayence, d'après un catalogue inédit. D'autre part, il fait état de la secousse ressentie à Wissembourg, le 11, vers 2h 30, avec ce commentaire: "Es liegt nahe, dem weissenburger Stoss mit dem aus Mainz gemeldeten in Verbindung zu setzen". Et de renvoyer au célèbre catalogue rhénan de Langenbeck (4) qui, surprise, ne mentionne pas cet événement ... En amont, le célèbre catalogue de Perrey (5) garde lui aussi le silence ...
Une autre orientation est cependant donnée par un ouvrage de vulgarisation de J. Boegner (6). A priori ses indications présentent un intérêt particulier dés lors qu'est évoquée non pas une seule secousse, mais une crise sismique, en même temps que sont données de remarquables précisations, à la différence des catalogues dont il vient d'être question. A Wissembourg, la secousse de la nuit du 11 au 12 décembre 1785 est précédée d'une manière significative par un bruit sismique: "... ein Erdbeben, welchem ein dumpfes Getöse, das eine Minute dauerte, vorherging". Elle est suivie d'une réplique au cours de la matinée du 12: "... ein etwas schwächerer Stoss, der seine Richtung von Süden nach Norden hatte". L'expérience montre cepedant que les indications de direction ne sont guère fiables dès lors qu'est signalé dans les meilleur des cas un élément d'un va-et-vient, par exemple Nord/Sud et Sud/Nord, ce qui n'est donc pas contradictoire, à première vue, avec l'hypothèse d'une crise sismique au Nord, dans le bassin de Mayence. Encore l'absence de repères dans l'intervalle peut-elle paraître étonnante ...
A vrai dire, le même ouvrage nous oriente dans une direction fort différente, vers la Souabe. En effet, deux secousses sont signalés le même jour à Tübingen, avec une précision supérieure. La première survient vers 3h, la seconde à 11h 3/4. Cependant, à la différence de Wissembourg, la première serait un précurseur:
"... der zweite [Stoss] war heftiger als der erste und wurde fast allgemein empfunden. Der Stoss glich dem Niederwerfen einer schweren Last auf den oberen Boden, dauerte nur einen Augenblick, das dadurch verursachte Wanken und Beben der Tische, Stühle und Gläser, aus welchen das Getränke verschüttet ward, hielt einige Sekunden an".

Ces éléments correspondent à une intensité IV/V. Si les précisions font défaut à Wissembourg, est cependant soulignée l'absence de dégâts, ce qui implique une intensité de l'ordre de V au maximum.

A première vue, il serait possible de faire grand cas de l'appréciation contradictoire de la hiérarchie des secousses à Wissembourg et à Tübingen. En fait de tels désaccords sont fréquents. Ne perdons pas de vue que la première secousse survient de nuit et la seconde de jour, avec des conditions de perception différentes.
En écartant certaines incohérences, comme il vient d'être fait, une discussion rapide pourrait conduire à envisager une crise sismique intéressant un domaine étendu, Souabe, Nord de l'Alsace, bassin de Mayence, mais sans la moindre possibilité de proposer un épicentre même très approximatif. L'absence de repères intermédiaires, à une époque de grande curiosité scientifique, est, répétons-le, l'objection principale ...
Effectivement l'examen détaillé des catalogues et une récente trouvaille, relative à Haguenau, permettent de corriger le tir.
A notre surprise, le catalogue même qui nous servit d'entrée en matière écrit: ".... 11 décembre 1780 à 3h et 12h15 .... tremblement de terre à Haguenau, ressenti aussi à Wissembourg et Tübingen", avec cette proposition d'épicentre: 49° 48' N/ 07° 48' E, bien plus au nord que la précédente. Saute aux yeux la similitude avec les propos relatifs à 1785, avec, certes, des hypothèses d'épicentres très différentes, ce qui souligne parfaitement la relativité de certains diagnostics. Nous tenons l'un de ces dédoublements qui sont une malédiction des catalogues hâtifs. Attardons-nous aux références; Sieberg (3) et Perrey (5). Le premier écrit rapidement: "... Erdbeben in Süddeutschland; Berichte liegen nur vor aus Tübingen, Hagenau und Wiessenburg". Et de citer à son tour, outre le catalogue inédit dont il vient d'être question, celui de Langenbeck (4) qui nous a fait faux bond pour 1785. Nous lisons: "... Am 11. Dezember Erderschütterung in Hagenau", en se référant à Cotte (7), Perrey et von Hoff (8). Perrey mentionne le seul Haguenau, d'après Cotte, auteur de la fin du XVIIIe siècle.
Précisément la chance vient de nous faire découvrir la source de Cotte. Ce dernier est spécialiste de la météorologie. Or, nombreux sont les médecins qui adressent à l'Académie de Médecine des observations météorologiques. A l'occasion, ils font aussi part de tremblements de terre que Cotte ne manque pas de consigner. Tel est le cas d'un médecin de Haguenau en 1780. Si la simple mention de Haguenau par les catalogues nous laisse sur notre faim, son rapport relate une crise avec une foule de détails instructifs. Le 11 décembre 1780, vers 2h 30, ne se produisent pas une seule, mais trois secousses, très rapprochées:
"... nous avons essuyé trois secousses de tremblement de terre, précédé chaque fois d'un bruit souterrain sourd et assez fort, la première ... était forte et dura environ 20 secondes, les deux autres furent moins vives et de moindre durée".
A 11h 50 survient une
"... autre secousse bien forte également précédée d'un bruit sourd, laquelle élançait ceux qui étaient assis ou debout et a duré quinze secondes ...".

La direction est du Sud au Nord, une fois de plus. Est soulignée l'absence de dégâts, comme à Wissemboug (9). A la différence de Wissembourg et de Tübingen, notre médecin ne donne pas la hiérarchie des secousses de la nuit et de la matinée, hiérarchie au sujet de laquelle nous disposons par ailleurs d'appréciations contradictoires.

D'une manière assurée, nous tenons une crise sismique complexe qui affecte pour le moins le Nord de l'Alsace. Vers 2h 30 trois secousses se succédent rapidement à Haguenau, tandis qu'il est question d'une secousse à Wissembourg, ce qui n'exclut certes pas une présentation globale de plusieurs secousses. A Haguenau, la première fait figure d'événement principal, avec deux répliques. Au cours de la matinée, il n'est question que d'une seule secousse, tant à Haguenau qu'à Wissembourg où elle ferait figure de réplique. A Haguenau comme à Wissembourg sont signalés des bruits sismiques. Les intensités maximales seraient de l'ordre de V. Ces éléments sont empruntés à un témoignage contemporain remarquable pour Haguenau et à des informations de seconde main, fiables semble-t-il, victimes il est vrai d'une erreur d'année, sans doute typographique (10). Telle est aussi l'origine des données relatives à Tübingen qui présentent un parallélisme remarquable avec les informations alsaciennes. Si rien ne permet de retenir jusqu'à nouvel ordre un rapprochement avec des événements du bassin de Mayence, l'hypothèse d'un séisme affectant un domaine étendu, Nord de l'Alsace et Souabe, reste plausible, encore que l'absence de repères intermédiaires ne cesse de nourrir des hésitations. Dans ces conditions, l'épicentre relève de l'interrogation. S'imposent de nouvelles recherches, condition sine qua non d'une éventualle interprétation sismotectonique.

Revenons au problème du dédoublement. S'il n'avait été démontré, il aurait pu conduire à une extension abusive de l'aire macrosismique au Sud. En effet, le pasteur de Heiligenstein consigne en 1785, sans autre précision, une secousse d'une certaine intensité: "... man die Kamine wanken sah" (11). La tentation aurait été forte de la rattacher, fût-ce à titre d'hypothèse, au pseudo-séisme du 11 décembre 1785.

A vrai dire, de telles révisions ne sont pas toujours vues d'un bon oeil, dès lors qu'elles battent en brèche les certitudes d'une "science affirmative" qui a volontiers recours à l'argument d'autorité, et jettent un doute sur la valeur de banques de données nourries par une informatisation hâtive et sommaire de catalogues classiques de fiabilité inégale.

Remerciements
Ce texte a paru dans les Etudes Haguenoviennes, t. 17, 1991 sur le titre: "L'imbroglio des catalogues de sismicité historique. A propos d'une crise sismique ressentie à Haguenau et ailleurs. Les éditeurs remercient vivement M. Grasser, directeur de cette revue, d'avoir autorisé une réédition qui permet de mettre cette discussion à la fois méthodologique et spécifique à la disposition d'un large cercle de lecteurs.


Notes
1) L'auteur a consacré une succession de mises au point à ces problèms de mèthode. Voir en particulier: J. Vogt, 1987, Problèms de mèthode de sismicité historique, base des discussions de risque sismique. In: Exposés présentés lors du symposium "Tremblements de terre. Evaluation du risque, mesures de prévention et d'aide", Brigue, 7-10 avril 1986, pp. 58-63; J. Vogt, 1988, Sismicité historique: ambiguités sismologique. In: J. Bonnin et al. (Editors), Seismic Hazard in Mediterranean Regions, Kluwer Academic Publishers (an outcome of Strasbourg Seismological Summer School, 1986); J. Vogt, 1989, Random notes from a lecture at Sofia. Cursos y Seminarios, 3, pp. 1-7; J. Vogt, 1991, Some glimpses at historical seismology. Tectonophysics, 193, pp. 1-7.
2) Une succession d'articles publiés en particulier par plusieurs revues alsaciennes (L'Outre-Forêt, Annuaires des Sociétés d'Histoire du Ried-Nord, de Molsheim, des Quatre-Cantons, de Sélestat, Revue Historique de Mulhouse, Revue d'Alsace, etc. ...) indique l'arrière-plan et le contexte de l'effort de révision entrepris en France dans le cadre du Projet Sismo-Tectonique (C.E.A., E.D.F., B.R.G.M., à l'initiative du premier), de ses prolongements et aussi par la suite.
3) A. Sieberg, 1940, Beiträge zum Erdbebenkatalog Deutschlands und angrenzender Gebiete für die Jahre 58 bis 1799. Mitteilungen des Deutschen Reichs-Erdbebendienstes, Heft 2, Berlin.
4) R. Langenbeck, 1892-1895, Die Erdbebenerscheinungen in der oberrheinischen Tiefebene und ihrer Umgebung, Geographische Abhandlungen aus den Reichslanden Elsass-Lothringen, tt. I-II.
5) A. Perrey, 1847, Mémoire sur les tremblements de terre dans le bassin du Rhin, Mémoires couronnés et Mémoires des savants étrangers, Bruxelles, XIX.
6) J. Boergner, 1847, Das Erdbeben und seine Erscheinungen, Francfort. Sa source, pour Wissembourg et Tübingen, vient d'être identifiée: G.G.F. Stoewe, 1791, Erklärung der Konstellationen ... welche Erdbeben, Orkane, Donnerwetter usw ... verursachen ..., Berlin. Malheureusement cet auteur n'indique pas sa propre source. Quoi qu'il en soit, il donne pour Tübingen une précision que Boegner ne reprend pas: la deuxième secousse est ressentie surtout dans les
moins proches du château et d'Osterberg.
7) P. Cotte, 1807, Tableau chronologique des principaux phénomènes météorologiques observés en différens pays depuis 33 ans (1774 bis 1806), Journal de Physique, t. LXV.
8) K.E.A. von Hoff, 1841, Chronik der Erdbeben und Vulcan-Ausbrüche, V. Gotha.
9) Archives de l'Académie de Médecine, 177/4. Pour d'autres régions, des apports de ces archives en matière de sismicité ont été publiés par autres revues: J. Vogt, 1988, Quand les médecins auscultent les séismes, Archistra, n. 84; J. Vogt, 1988, Réflexions psychologiques et naturalistes au sujet d'un tremblement de terre mineur de la fin du XVIIIe siècle, Travaux du Comité Français d'Histoire de la Géologie.
10) Cf. note 6.
11) A ce sujet, voir J. Vogt, 1987, Sélestat et la sottisier des catalogues de sismicité historique, Annuaire de la Société des Amis de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat.


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